Introduction
Dans le débat sur ce que nous devrions manger pour être en bonne santé, l’argument évolutif revient souvent. Selon les partisans du régime paléo, notre physiologie aurait été façonnée durant la période paléolithique (2,5 millions à 10 000 ans avant notre ère) pour consommer une alimentation riche en viande, pauvre en céréales, en légumineuses et en produits laitiers, et exempte d’aliments transformés. Cette vision postule qu’un retour aux racines alimentaires de nos ancêtres pourrait corriger les dérives modernes responsables des maladies chroniques (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires).
Mais ce récit repose-t-il sur des données solides ? L’article de Pontzer et Wood (2021) propose une analyse fine des régimes alimentaires de plus de 260 sociétés à économie de subsistance, en s’appuyant sur des décennies d’ethnographie, d’archéologie, et d’observations nutritionnelles. Leur objectif est clair : déconstruire le mythe d’un régime humain « par défaut », et mieux comprendre comment l’évolution, l’écologie et l’économie façonnent les choix alimentaires.
Objectif et méthodologie
Objectif de l’étude
L’objectif principal de l’article est de passer en revue les origines évolutives du régime alimentaire humain et d’examiner comment les facteurs écologiques et économiques influencent la part relative des aliments d’origine animale et végétale dans les sociétés de subsistance.
Il ne s’agit pas de défendre un modèle unique, mais plutôt de montrer la diversité et l’adaptabilité des pratiques alimentaires humaines à travers le temps et l’espace, avec un intérêt particulier pour les chasseurs-cueilleurs contemporains et les petits agriculteurs.
Méthodologie
L’article est une revue narrative construite à partir d’un large corpus de données ethnographiques, archéologiques et nutritionnelles. Les auteurs compilent les observations issues de plus de 260 groupes humains vivant de chasse, cueillette, horticulture ou pastoralisme, avec faible ou absence d’intégration dans une économie de marché.
Parmi ces groupes, l’étude accorde une attention particulière aux Hadza de Tanzanie, considérés comme l’un des meilleurs modèles contemporains de chasseurs-cueilleurs. Les auteurs s’appuient sur des données alimentaires collectées sur plus de 1 000 jours d’observation entre 1985 et 2010, portant sur :
- Les apports caloriques journaliers moyens par type d’aliment (viandes, baies, tubercules, miel, etc.)
- La répartition des sources caloriques selon les saisons
- Les impacts de l’écologie (accès à la ressource, conditions climatiques) sur les choix alimentaires
Les données sont analysées à travers des moyennes pondérées, des distributions journalières, et des comparaisons intergroupes et intragroupes, notamment sur la proportion de calories d’origine animale.
Résultats : pas un régime, mais une mosaïque alimentaire
Une variabilité extrême entre les sociétés
La proportion de calories provenant d’aliments d’origine animale varie de 0 % à 100 % selon les groupes étudiés. Cette diversité s’explique en grande partie par la latitude :
- Dans les zones tropicales, les régimes tendent à être équilibrés entre plantes et animaux (40-60 % de chaque).
- À haute latitude, la part des produits animaux augmente nettement, dépassant fréquemment 80 %, car les végétaux comestibles y sont rares.
Par exemple :
- Les Inuits peuvent tirer jusqu’à 99 % de leur énergie de sources animales, notamment à partir de mammifères marins riches en lipides comme le phoque ou la baleine.
- Les !Kung du désert du Kalahari consomment environ 70 % de leur énergie sous forme de plantes, en particulier du mongongo, un fruit oléagineux riche en graisses et en calories.
Parmi les 264 groupes recensés, la médiane de l’apport énergétique provenant des produits animaux est de 48 %, ce qui illustre une répartition globalement équilibrée à l’échelle mondiale, mais très variable localement.
Une variabilité extrême au sein d’une même société : l’exemple des Hadza

Chez les Hadza, les chercheurs ont documenté des fluctuations spectaculaires de la consommation de viande. Sur les plus de 1 000 jours d’observation :
- Plus de 10 % des jours sont caractérisés par un régime composé à 90–100 % de produits animaux.
- Plus de 15 % des jours présentent une consommation quasiment végétarienne (0–10 % de calories animales).
- 42 % des jours enregistrent une part de calories animales comprise entre 0 et 20 %, et 60 % des jours sont en dessous de 30 % de calories animales.

Cette variabilité est notamment due à la saisonnalité : pendant la saison sèche, les baies se font rares, mais les animaux sont plus facilement repérables près des points d’eau. Inversement, pendant la saison des pluies, les baies (notamment les baies de Hadza) peuvent représenter jusqu’à 80 % des calories journalières.

Les tubercules (« Tuber » dans le tableau avec par exemple : Vigna frutescens, Cissus quadrangularis) représentent une part constante du régime et sont souvent consommés crus, à l’exception de certaines espèces qui nécessitent une cuisson.
Évolution biologique et dépendance au feu
L’évolution du régime alimentaire humain s’est accompagnée de modifications anatomiques et physiologiques majeures :
- Les humains ont une longueur intestinale totale inférieure de 30 à 40 % à celle des autres grands singes, avec un côlon (fermentation) particulièrement réduit, ce qui traduit une spécialisation vers des aliments plus digestibles et énergétiquement denses.
- La densité énergétique de l’alimentation humaine (kcal/g) a augmenté d’environ 60 % par rapport aux autres primates. Les humains consomment en moyenne 2 000–2 500 kcal/jour en seulement 1 à 1,2 kg de nourriture, contre 3 à 4 kg chez les chimpanzés pour la même valeur énergétique.
- Le pH gastrique humain est de 1,5 à 2, comparable à celui des charognards, et très inférieur à celui des autres primates (pH 4-5), permettant la digestion sécurisée de viandes potentiellement contaminées.
- Les individus suivant un régime cru strict, comme observé dans certaines études sur les « raw foodists », présentent fréquemment un IMC < 18,5, une perte de libido, des aménorrhées, et des troubles de la fertilité.
Interprétations et implications pratiques
Il n’existe pas de régime humain « par défaut »
Les résultats montrent clairement qu’il n’existe pas une seule diète humaine universelle, mais une palette de régimes possibles, adaptés au contexte écologique. Cette diversité, conjuguée à la variabilité intra-groupe, invalide l’idée d’un régime paléo unique et transposable à la lettre aujourd’hui.
Les régimes carnivores : une exagération moderne
La tentation de généraliser un modèle « hypercarnivore » pour les humains est infondée. Les archives archéologiques biaisent en faveur de la viande (les outils de pierre et les os fossilisent mieux que les restes végétaux). De plus, des analyses plus récentes, comme celle de l’expédition Høygaard au Groenland, montrent que les Inuits consommaient aussi des algues riches en vitamine C, souvent omises dans les récits modernes.
Les régimes crus ou sans végétaux : peu viables
Les humains cuisinent depuis au moins 1,8 million d’années. La cuisson augmente l’absorption des calories et réduit les risques microbiologiques. Quant à la peur des « antinutriments » végétaux, elle est infondée : la cuisson ou la fermentation les inactivent largement, et certaines molécules végétales — comme les polyphénols ou le sulforaphane — activent les défenses antioxydantes de l’organisme.
Ce que le paléo a de bon
Le régime paléo peut avoir des effets bénéfiques indirects : en remplaçant les aliments ultra-transformés par des aliments bruts, il améliore généralement la qualité du régime alimentaire (plus de protéines, de fibres, de micronutriments). Mais ses règles sont souvent arbitraires (exclusion des pommes de terre blanches mais pas des patates douces, rejet des légumineuses malgré leur richesse en nutriments).
Conclusion
L’étude de Pontzer et Wood (2021) remet en question le récit simpliste d’un régime ancestral unique. Elle démontre que l’espèce humaine s’est adaptée à une grande diversité de régimes, selon l’écosystème et la disponibilité des ressources. Les seuls points communs aux régimes de chasseurs-cueilleurs sont leur variabilité et leur densité énergétique, permises par la cuisson.
Vouloir calquer notre alimentation sur celle des ancêtres n’a de sens que si l’on comprend que leur régime était mouvant, hétérogène, et façonné par le contexte plus que par une « programmation génétique ». Plutôt que chercher une vérité diététique figée dans le passé, mieux vaut s’inspirer de la diversité et de la flexibilité humaine pour construire un régime adapté à nos besoins et contraintes modernes.
Liste des Références Scientifiques
- Pontzer H, Wood BM. Effects of Evolution, Ecology, and Economy on Human Diet: Insights from Hunter-Gatherers and Other Small-Scale Societies. Annu Rev Nutr. 2021 Oct 11;41:363–85.
- Deol JK, Bains K. Effect of household cooking methods on nutritional and anti nutritional factors in green cowpea (Vigna unguiculata) pods. J Food Sci Technol. 2010 Oct;47(5):579–81.
- Warmate D, Onarinde BA. Food safety incidents in the red meat industry: A review of foodborne disease outbreaks linked to the consumption of red meat and its products, 1991 to 2021. Int J Food Microbiol. 2023 Aug 2;398:110240.
- Mullie P, Deliens T, Clarys P. Vitamin C in East-Greenland traditional nutrition: a reanalysis of the Høygaard nutritional data (1936-1937). Int J Circumpolar Health. 2021 Dec;80(1):1951471.
- Stiller A, Garrison K, Gurdyumov K, Kenner J, Yasmin F, Yates P, et al. From Fighting Critters to Saving Lives: Polyphenols in Plant Defense and Human Health. Int J Mol Sci. 2021 Aug 20;22(16):8995.
- Herforth AW, Wiesmann D, Martínez-Steele E, Andrade G, Monteiro CA. Introducing a Suite of Low-Burden Diet Quality Indicators That Reflect Healthy Diet Patterns at Population Level. Curr Dev Nutr. 2020 Dec;4(12):nzaa168.
L’étude complète
Merci pour votre lecture, si vous souhaitez aller plus loin le texte complet de l’étude est disponible ici :
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